image pianos hanlet


L'histoire de la maison Hanlet commence près de Verviers, au XIXème siècle. A l'époque, toute la région se consacre ardemment à l'industrie de la laine. Les usines tournent à plein rendement, et de père en fils, l'on est ouvrier tisserand. Ce qui n'empêche pas d'aimer 1a musique... Pendant ses heures de loisir, Alexandre Hanlet dirige un petite chorale locale, et son rêve serait de posséder un piano, mais comment y arriver avec sa maigre paye ? Alexandre est ingénieux... Il habite le long de la Vesdre qui charrie les flocons de laine échappés des filatures voisines. Cela lui donne l'idée de tendre un fin grillage au travers des eaux. Chaque soir, il récolte la provision de laine du jour qu'il revend. Bientôt, son pécule lui permet d'acheter l'instrument tant désiré. On raconte que ce premier piano brinquebalant nécessitait une telle réparation que, de fil en aiguille, Alexandre finit par le désosser complètement pour en comprendre toutes les subtilités. Le virus familial était lancé ! Dès 1866, Alexandre le fondateur avait mis sur pied un atelier de montage et de réparation de pianos, accolé à un magasin modeste.

Le fils d'Alexandre voit le jour en 1872 et, comme c'était souvent le cas à l'époque, on lui donne le même prénom que son père. Cet Alexandre-ci, bien qu'il dut travailler assez jeune, poussa son instruction un peu plus loin que ses ancêtres : il fréquenta un collège de jésuites et aussi, croit-on, le conservatoire de Verviers, qui avait été fondé au temps de sa petite enfance. Ses maîtres le considérèrent comme un excellent musicien et un chanteur de très bon niveau. Un moment il envisagea même une carrière à l'opéra mais, « business is business », c'est lui qui allait donner une réelle envergure au commerce familial.

L'Allemagne étant toute proche, son père l'envoya se former derrière la frontière, dans la fameuse fabrique Adam à Krefeld. Il partit aussi quelque temps beaucoup plus loin, à Cognac prés de Bordeaux, comme accordeur.

Quand son père décède, Alexandre décide de quitter Verviers pour partir conquérir la capitale ! Un premier magasin fut ouvert à deux pas du Théâtre de la Monnaie, rue Fossé-aux-loups, où Alexandre représentait principalement les pianos Gaveau. Mais très vite, il constata que la plupart des commerces de pianos bruxellois étaient situés rue Royale. Sans attendre, il emprunta une forte somme et achèta une grosse maison de maître qui était libre, au n° 212. Le magasin fut déménagé au rez-de-chaussée, et la famille s'installa dans les étages.

En vérité, autour de ces années 1900, c'est l'âge d'or du piano. Un célèbre tableau de Renoir, « Jeunes Filles au piano », pose naturellement l'instrument dans le cadre intime d'une chambre d'enfant. Et c'est bien l'esprit de l'époque : chaque maison bourgeoise digne de ce nom se doit de posséder son piano. C'est la source de musique par excellence, la radio n'ayant pas encore fait son entrée tonitruante dans les maisons. Les affaires sont donc florissantes ; chez Hanlet, en plus des Gaveau, on vend des pianos produits par Van Hyfte à Gand ou par Klein en France... Confiant, Alexandre caresse à nouveau son vieux rêve : grâce à son oreille musicale et à ses connaissances techniques, il pense qu'il est capable de concevoir et de fabriquer lui-même des pianos de qualité.

Pour monter sa manufacture, il trouve un site qui lui convient, à Vilvorde, commune flamande proche de Bruxelles, qui profite à la fois d'un canal et du chemin de fer pour faciliter les transports. L'arrivée fracassante de la première guerre mondiale mettra bien entendu un frein à ces projets et il faudra attendre l'après-guerre pour que l'usine de Vilvorde trouve son rythme de croisière.

S'inspirant beaucoup des facteurs allemands, Alexandre met au point des instruments qui allient une grande musicalité à une bonne robustesse. Il développe aussi des idées plus personnelles, comme le Pianolet, dont le clavier peut basculer vers l'intérieur, pour faire gagner de la place. La gamme s'élargit, piano droit, quart de queue, demi-queue. Il n'y a qu'un modèle auquel il renonce, c'est le piano à queue de concert, le must des instruments. Comme il le dit à l'époque : « Il faut laisser cela à ceux qui savent le faire, comme Bechstein et Steinway... ». Il sera d'ailleurs très heureux au cours des années qui suivent d'accueillir ces deux marques prestigieuses dans son magasin. Il faut dire que, dans un tel endroit, chaque client qui passe la porte est toujours un passionné, qu'il soit débutant ou artiste confirmé.

C'est ce qui fait le charme de ce commerce qui a vu et voit encore défiler les célébrités de la musique. On se souvient parmi d'autres du séjour de Rachmaninov, en tournée en Europe en tant qu'interprète des grands maîtres. Or son propre prélude n°9 commençait à être connu, et à la fin de chacun de ses concerts, un public déchaîné, debout, le lui réclamait... le laissant rouge de gêne.

Venant d'Amérique, une autre marque était en vogue, Aeolian, proposant des pianos mécaniques qui jouaient les morceaux tout seuls grâce à de gros rouleaux de papier perforé. Par l'entremise de Hanlet, les directeurs d'Aeolian avaient tenu à offrir un instrument au couple royal, Albert Ier et Elisabeth, la reine protectrice des arts. C'est le prince Charles, féru de toutes les musiques comme sa mère, qui venait régulièrement au magasin de la rue Royale pour échanger les rouleaux donnés en location. De toute cette activité, Alexandre Hanlet est extrêmement fier et aime que cela se sache. Le voilà donc se transformant en précurseur de la publicité. Il fait passer des annonces à Radio- Schaerbeek (on ne parlait pas encore de spots !). Il fait peindre sur les plaques émaillées des trams son slogan déjà familier LE PIANO HANLET CHANTE ET ENCHANTE. Il insère des petits pavés humoristiques dans le magazine « Pourquoi Pas »... Il a même l'idée de demander à Jean Dratz (l'équivalent de notre Philippe Geluck actuel) d'inventer une bande dessinée sur la vie à l'usine et au magasin Hanlet. Ce témoignage amusant est aujourd'hui exposé dans le beau Musée des Instruments de Musique.

Puis c'est le temps de la deuxième guerre mondiale et Alexandre Hanlet meurt pendant l'exode, désespéré de voir son pays envahi par cette Allemagne qu'il avait tant aimée. C'est le fils aîné, André, qui prend la relève, assisté de sa sour Ghislaine. André entame son parcours par une rocambolesque histoire de résistance et d'évasion. En 1944, le roi Léopold III et ses enfants sont emmenés en captivité et le prince Charles est menacé du même sort. Avec l'aide d'André qui vient soi-disant livrer un piano, le prince, soigneusement dissimulé dans la camionnette, parvient à s'échapper du palais, au nez et à la barbe des gardes allemands. Après la guerre, dans une Europe exsangue, les affaires sont difficiles, malgré l'effondrement de la concurrence allemande. On relève même un étonnant encombrement du marché dû à l'arrivée massive de pianos d'occasion, achetés pendant les troubles dans une intention de placement et soudain remis en vente.

Mais, depuis Verviers, le monde a grandi. Hanlet livre à présent des pianos au Congo, au Brésil, en Argentine... André souhaite alors dépasser les frontières belges et s'établir à Paris, ce qu'il réalise avec le soutien de son épouse française. A deux, ils partageront désormais leur temps entre les deux capitales, à coups de nombreux trajets en voiture, ce qui n'est pas pour leur déplaire puisqu'André pratique pendant ses rares temps libres la course automobile (les spécialistes se souviendront peut-être d'un éphémère bolide de sa composition, la Telnah !). Commençant, comme avant lui son grand-père et son père, par une modeste boutique, située à côté du Conservatoire de Paris, André Hanlet devient, au fil des ans, le premier importateur du pays, place qu'a occupée son fils et désormais son petit-fils, qui est à la tête de la branche française de l'entreprise familiale.

Revenons en Belgique. Depuis les années trente, la reine Elisabeth avait le souhait d'organiser une épreuve musicale exigeante, d'envergure internationale, et en 1951, avec le soutien actif de plusieurs personnalités, le premier concours qui porte son nom voit enfin le jour. Si le violon était à la base du projet, les sessions de piano prennent assez rapidement la vedette, et toutes les bonnes volontés sont sollicitées pour faire réussir l'événement. Chez Hanlet, la maison de maître de la rue Royale a été, vers 1935, abattue pour être remplacée par un imposant bâtiment de huit étages, dont trois sont consacrés aux activités pianistiques. De session en session, la plupart des candidats qui arrivent des quatre coins du monde y sont donc accueillis. Ils viennent dans l'intention de travailler sur de bons instruments, et ils restent parce qu'ils apprécient, dans ces moments de stress intense, une chaleureuse ambiance familiale. Il est vrai que dans toute la bâtisse, du magasin jusqu'aux étages d'habitation, personne n'est avare de son temps pour conduire, nourrir, soigner... en un mot chouchouter les virtuoses...

Les souvenirs de cette époque sont innombrables. C'est d'abord le jeune Leon Fleisher, devenu depuis un vénérable membre du jury, qui alterne les éprouvantes répétitions avec d'aussi éprouvants matchs de pingpong ! C'est Tamas Vasary, arrivant seul de Hongrie un 1er mai et trouvant toute la ville close, sauf chez Hanlet (il y a forcément quelqu'un, puisque les propriétaires vivent à l'étage !). Une autre année, après une éblouissante prestation en soirée, le futur lauréat Malcolm Frager, qui mérite le champagne dans un restaurant de luxe, préfère partager avec Ghislaine Hanlet une compote de pommes et un verre de lait, sur sa table de cuisine. Et en 1963, les candidats américains effondrés apprennent l'assassinat du président Kennedy sur le poste de télévision du salon. Encore plus tard, c'est Cyprien Katsaris qui couve une méchante fièvre la veille de son épreuve. Il est emmené en catastrophe par Ghislaine Hanlet auprès du médecin officiel du concours, le docteur Wodon, qui lui répond, très tranquille : « Voyons, ce n'est rien du tout... Dans votre future carrière, il vous arrivera de jouer en bien plus piteux état ! ».

Au magasin , la présence de ces étoiles ne passait pas non plus inaperçue. Un après-midi, un client désirait tester la sonorité d'un instrument sous des doigts experts, et miraculeusement, à ce moment précis, John Browning traversait la pièce après de longues heures de répétition dans un studio du sous-sol. Il joua gentiment quelques morceaux, avec tant de talent que le client en fut soufflé. Jamais un piano ne fut vendu aussi rapidement ! Mais pour Marianne Hanlet, la fille d'André, la plus belle histoire est celle que Lazar Berman lui a racontée. Bien avant d'être un membre éminent du jury, il fut en 1956 un candidat arrivant de sa Russie natale et ne parlant que le russe. Un matin, il répétait sur la scène du Palais des Beaux-Arts devant la salle vide, se croyant parfaitement seul. A la fin du mouvement, après quelques secondes de silence, il entendit derrière lui ces mots pleins d'émotion : « Magnifique... c'est magnifique... ». C'était André Hanlet. Et comme le résume Berman : « C'est donc votre père qui m'a appris mon premier mot de français... ».

Pour seconder ses parents accaparés par le magasin parisien, Marianne Hanlet à son tour avait pris le relais. Elle se souvient que, dès la fin des années cinquante, divers artistes qui fréquentaient la maison avaient signalé que, lors de tournées au Japon, ils jouaient sur des instruments de haut niveau, fabriqués par Yamaha. C'était pour tout dire, une véritable révolution. Jusque là, en Europe, les produits japonais suscitaient au mieux une méfiance polie. Des contacts furent pris avec les représentants de la marque et leur stupeur était complète de rencontrer deux femmes, Ghislaine et Marianne Hanlet, aux commandes d'une affaire. Plus d'une fois, lors de l'échange rituel de petits cadeaux, elles reçurent deux magnifiques... cravates ! Devenue distributeur officiel, la maison Hanlet s'appliqua à faire connaître et apprécier ces excellents instruments.

Depuis, la maison Hanlet est installée rue de Livourne. On y croise toujours des grands noms de la musique, Alfred Brendel, Maria Jao Pirès, David Lively ou Radu Lupu qui viennent travailler dans les différents studios. On en est maintenant à la cinquième génération, Franck-Alexandre à Paris et Jean-François à Bruxelles, deux cousins, arrière-arrière-petits fils d'Alexandre le fondateur, qui continuent à porter haut la tradition familiale. Bruxelles reste une ville qui fait la part belle à la grande musique et les projets enthousiasmants ne manquent pas, comme la renaissance de la Maison de la Radio place Flagey. Résolument tournée vers l'avenir, la direction bruxelloise a ajouté à côté de ses installations un petit auditorium qui accueille les professeurs avec leurs élèves. Parmi ceux-ci, se cachent peut-être de grands pianistes de demain.

Et cette année 2016 voit la célébration de nombreuses manifestations musicales dans les nouvelles installations des Pianos Hanlet, 9-11 avenue Louis Breguet à Vélizy-Villacoublay, pour commémorer le cent- cinquantenaire de la création de l'Entreprise.